La Faisabilité d'une TTF Climatique : Comment les Chambres de Compensation peuvent devenir le Moteur d'un Financement Mondial
Le constat est aujourd'hui sans appel : pour atteindre les objectifs de l'Accord de Paris et limiter les conséquences les plus graves du changement climatique, le monde doit investir des milliers de milliards de dollars chaque année. Or, un déficit de financement béant persiste, ralentissant une transition pourtant vitale. Face à cette urgence, l'idée d'une Taxe sur les Transactions Financières (TTF) est régulièrement évoquée. Souvent présentée comme une solution miracle par ses partisans et comme une utopie dangereuse par ses détracteurs, elle bute sur une image de complexité et de risque.
La question centrale demeure : comment collecter efficacement et en toute sécurité des centaines de milliards de dollars issus de millions de transactions quotidiennes, éclatées aux quatre coins du globe ? La réponse, contre-intuitive pour beaucoup, se trouve au cœur même de la mécanique financière mondiale, dans ses rouages les plus critiques et les plus méconnus : les chambres de compensation.
Partie 1 : Les Chambres de Compensation, les Plombiers Méconnus de la Finance Mondiale
Si la finance était un réseau de distribution d'eau, les chambres de compensation (en anglais Central Counterparty ou CCP) en seraient les ingénieurs hydrauliques et les contrôleurs de pression. Pour le grand public, ce sont des entités invisibles. Pour les marchés, elles sont indispensables.
Leur rôle peut être compris avec une analogie simple : la chambre de compensation agit comme le notaire sécurisant une transaction immobilière. Quand un acheteur et un vendeur se mettent d'accord, le notaire s'interpose pour garantir que l'acheteur paiera bien le prix et que le vendeur cédera bien la propriété. La CCP fait de même pour les transactions financières. Elle se place entre l'acheteur et le vendeur d'un actif (une action, une obligation, un produit dérivé...), devenant l'acheteur pour le vendeur et le vendeur pour l'acheteur.
Ce mécanisme a un double avantage :
1. Il élimine le risque de contrepartie : si l'une des parties fait faillite avant la conclusion de l'échange, c'est la chambre de compensation qui assume la perte et garantit que l'autre partie ne sera pas lésée. Cela évite les "effets domino" qui ont mené à la crise de 2008.
2. Il optimise les flux financiers : grâce à un processus appelé "compensation" (netting), la CCP calcule pour chaque acteur du marché sa position nette (le solde de tous ses achats et de toutes ses ventes) à la fin de la journée. Au lieu de procéder à des millions de paiements individuels, les institutions n'effectuent qu'un seul paiement ou ne reçoivent qu'un seul versement, simplifiant drastiquement les opérations.
L'importance systémique de ces "plombiers" est illustrée par les volumes qu'ils traitent. Par exemple, LCH, l'une des plus grandes chambres de compensation au monde, a traité plus de 1 quadrillion de dollars (mille milliards de milliards) de swaps de taux d'intérêt en 2023 [1]. De son côté, la Depository Trust & Clearing Corporation (DTCC) aux États-Unis a traité des transactions sur titres d'une valeur totale de 3 quadrillions de dollars en 2023 [2]. Ces infrastructures sont conçues pour gérer une complexité et des volumes inouïs avec une fiabilité quasi absolue.
Partie 2 : La Faisabilité Technique d'un Prélèvement à la Source
L'argument clé est le suivant : pour une institution capable de gérer des quadrillions de dollars et de calculer en temps réel des risques complexes sur des milliers de produits financiers, le prélèvement d'une micro-taxe est une tâche techniquement triviale.
Les systèmes informatiques des chambres de compensation sont déjà programmés pour calculer et prélever une multitude de frais à chaque transaction : frais de compensation, appels de marge, commissions diverses... Ces calculs sont souvent bien plus complexes qu'une simple taxe proportionnelle. Intégrer un prélèvement de, par exemple, 0,01% sur la valeur de chaque transaction reviendrait, pour simplifier, à ajouter une seule ligne de code dans un algorithme existant.
Cette faisabilité n'est pas une simple supposition. Elle a été étudiée et confirmée par de nombreuses institutions. Dans son projet de TTF européenne, la Commission Européenne avait déjà identifié les infrastructures de marché, et notamment les systèmes de règlement-livraison et les chambres de compensation, comme le point de collecte naturel et le plus efficace pour la taxe. Le mécanisme proposé reposait entièrement sur ces systèmes automatisés pour assurer une collecte efficiente et à faible coût [3]. Des experts et des économistes soutiennent depuis des années que cette méthode de prélèvement à la source est non seulement la plus simple, mais aussi la plus robuste.
Partie 3 : Une Solution Structurelle aux Obstacles Historiques
Le recours aux chambres de compensation ne résout pas seulement le défi technique ; il offre une réponse élégante aux deux principaux obstacles qui ont historiquement freiné la mise en place d'une TTF.
1. Contrer le risque de fraude
Le souvenir du scandale "Bluenext" sur le marché des quotas de carbone hante encore les esprits. Cette fraude massive, de type "carrousel à la TVA", a coûté des milliards d'euros aux États européens. Le mécanisme était simple : des sociétés éphémères achetaient des quotas de carbone hors taxe dans un pays, les revendaient TTC dans un autre, puis disparaissaient avec la TVA collectée sans jamais la reverser à l'État [4].
Un prélèvement de la TTF par une chambre de compensation rend ce type de fraude structurellement impossible. La taxe serait prélevée instantanément, au moment même de la transaction, par un tiers de confiance automatisé (la CCP). Il n'y a pas de facture, pas de déclaration de TVA, pas de délai de paiement. L'argent est collecté à la nanoseconde où l'échange est validé, avant même que les fonds ne soient transférés aux contreparties. Il n'y a tout simplement aucune opportunité pour un intermédiaire de "disparaître avec la caisse".
2. Répondre au défi de la souveraineté fiscale
L'autre obstacle majeur est la crainte d'une perte de souveraineté fiscale pour les États. Une TTF mondiale est souvent perçue comme une ingérence dans le droit de chaque nation à lever l'impôt.
Le modèle de collecte via les CCP permet de contourner cet écueil. Il ne s'agit pas de créer un "impôt mondial" qui transiterait par les budgets nationaux. Il s'agit d'instaurer, par le biais d'un traité international, un prélèvement technique sur une activité par nature transnationale. Les fonds collectés par les chambres de compensation seraient directement fléchés vers un organisme international mandaté, comme le Fonds Vert pour le Climat, sans jamais intégrer les finances d'un État particulier. La souveraineté fiscale nationale est préservée, car le prélèvement s'applique à une activité qui n'a pas de territoire unique et dont les revenus sont alloués à un objectif global défini en commun.
Conclusion : De l'Idée Politique au Projet Crédible
L'idée d'une Taxe sur les Transactions Financières pour le climat n'a rien d'une fantaisie irréalisable. En s'appuyant sur les chambres de compensation, nous disposons déjà de l'infrastructure nécessaire pour la mettre en œuvre. Ces piliers du système financier mondial sont robustes, ultra-efficaces et parfaitement capables de devenir les collecteurs d'une contribution climatique mondiale.
Leur utilisation transforme la TTF d'une idée politique controversée en un projet techniquement plausible et crédible. Les obstacles de la fraude et de la souveraineté fiscale trouvent des réponses structurelles dans ce mécanisme de prélèvement à la source, automatisé et sécurisé.
Chez Neutral Project, notre vision est de réaligner les puissants mécanismes de la finance avec les besoins urgents de la planète. L'utilisation des chambres de compensation pour financer la transition climatique est l'exemple parfait de cette ambition : une solution élégante, cachée à la vue de tous, qui attend simplement la volonté politique pour être activée.
Sources
[1] LCH Group, "LCH reports record clearing volumes in 2023", Communiqué de presse, 9 Janvier 2024.
[2] DTCC, "DTCC processed a record $3.0 quadrillion in securities transactions in 2023", Rapport Annuel et site institutionnel (chiffres consolidés).
[3] Commission Européenne, "Proposition de DIRECTIVE DU CONSEIL établissant une coopération renforcée dans le domaine de la taxe sur les transactions financières", COM(2013) 71 final, 14 Février 2013.
[4] Cour des comptes, "La fraude à la TVA sur les quotas d'émission de carbone", Rapport public annuel, Février 2012.
[5] Bank for International Settlements (BIS), "Central counterparties: what are they, why do they matter and how are they supervised?", Fiche d'information, 10 Octobre 2019.